L’Antichrist de Dostoïevski

Yannick Souladié

1. « Le christianisme nie l’Église » (AC-27 [1])

1. L’Antichrist schopenhauerien de Jörg Salaquarda

2. Dans un bel article paru en 1973 et intitulé « Der Antichrist[2] », Jörg Salaquarda a montré que le livre et le concept d’Antichrist ne devaient pas être compris comme des entités purement négatives uniquement dirigées contre la religion chrétienne[3]. Selon Salaquarda L’Antichrist est un ouvrage positif, dans la mesure où la malédiction qu’il lance contre le christianisme s’avère dirigée contre une malédiction originelle édictée par ce même christianisme. Seule cette première malédiction doit être considérée comme négative, en ce qu’elle nie le monde terrestre, les corps déterminés comme volonté de puissance, et les valeurs nobles [vornehm]. Pour Jörg Salaquarda, dans la mesure où elle nie la malédiction originelle lancée par le christianisme, cette « malédiction sur le christianisme[4] » qu’est L’Antichrist se présente comme la négation d’une négation, et doit par conséquent être considérée comme affirmative.

3. Dans son article, Jörg Salaquarda a tenté de réhabiliter cet ouvrage, trop souvent mésestimé, en montrant que son but n’était pas de critiquer et de nier, mais de glorifier et d’affirmer une conception du monde proche de celle des Grecs tragiques. Jörg Salaquarda insiste ainsi sur le fait que « Antichrist » est un synonyme de « Dionysos[5] ». Loin d’être un personnage négatif, l’Antichrist apparaît comme une incarnation de ce Dionysos présenté dans Ecce Homo comme « l’immense et illimité dire Oui-et-Amen » (EH-ZA-6). L’Antichrist n’est pas négatif par essence (le préfixe grec « anti » désigne un principe actif[6]), il ne se tourne contre le christianisme, que dans la mesure où ce dernier est tout entier dirigé contre la vie dionysiaque qu’il « maudit[7] ». Selon Nietzsche, le christianisme considère en effet ces antichrists, ces hommes supérieurs comme des « réprouvés » et leur mène une « guerre à mort [8] ».

4. Les antichrists doivent ainsi être appréhendés de la même manière que les « méchants » de la première dissertation de La généalogie de la morale, qui, à l’origine, se déterminaient eux-mêmes comme des « bons ». Or, ces « bons » se sont vus quasi universellement désignés comme des « méchants » par les tenants de la morale du ressentiment. Après enquête généalogique, il s’avère que ces « méchants » ne sont pas des êtres négatifs, mais des hommes accomplis, calomniés par des plus faibles qu’eux, qui, par ressentiment, leur ont jeté une malédiction. En suivant un schéma similaire, le christianisme a jeté une malédiction sur les hommes dionysiaques qu’il a qualifiés d’ « antichrists ».

5. Jörg Salaquarda va considérer que c’est dans l’œuvre de Schopenhauer que Nietzsche a trouvé la plus pure expression de cette diabolisation de l’Antichrist[9]. Au paragraphe 109 du deuxième tome des Parerga und Paralipomena [10] on peut en effet lire :

6. Que le monde ait seulement une signification physique et non morale, c’est la plus grande, la plus corrompue, la plus fondamentale des erreurs, la véritable perversion de la manière de penser, et c’est aussi précisément ce que la Foi a personnifié par l’Antichrist (Arthur Schopenhauer, Parerga und Paralipomena II, § 109).

7. L’Antichrist incarne pour Schopenhauer l’objet d’exécration par excellence, et selon Jörg Salaquarda, Nietzsche se présenterait comme « l’Antichrist », essentiellement dans le but de polémiquer avec Schopenhauer : « Nietzsche se comprend comme “l’Antichrist” au sens schopenhauerien », car pour lui, le monde ne se conçoit que comme un « simple événement physique[11] ». En réhabilitant l’Antichrist, Nietzsche chercherait à restaurer cette vision naturaliste du monde, calomniée par Schopenhauer, et non à lutter contre la religion chrétienne. Jörg Salaquarda pense ainsi que la partie critique de L’Antichrist n’est pas tant dirigée contre le christianisme que contre la philosophie de Schopenhauer. La « malédiction sur le christianisme », écrit-il, serait ainsi « à comprendre comme une “inversion” de la “malédiction” de Schopenhauer contre l’Antichrist[12]. »

8. Tout comme le « méchant » de la morale du ressentiment s’avérait être une entité positive lorsqu’il était réévalué à l’aune de la morale noble [vornehmen Moral], l’Inversion de toutes les valeurs fait apparaître cet Antichrist décrié par Schopenhauer comme un personnage positif. Si l’on suit Jörg Salaquarda, le message de Nietzsche serait le suivant : « oui, moi Friedrich Nietzsche, je suis le méchant, l’Antichrist qui ose dire que le monde n’a qu’une signification physique ! Seuls les mauvais prétendent qu’il a une signification morale ! »

9. Si la première partie de l’article de Jörg Salaquarda nous paraît en tout point admirable, nous demeurons plus circonspects vis-à-vis de la seconde partie et de la conclusion. Il nous semble en effet que l’Antichrist de Nietzsche ne se réduit pas à une simple inversion de l’Antichrist de Schopenhauer. L’Antichrist n’entend pas simplement proposer une vision athée et purement physique du monde, ses enjeux sont avant tout moraux, culturels et politiques. Nous ne pensons ainsi pas que Nietzsche ait trouvé la principale détermination de l’Antichrist dans le paragraphe 109 des Parerga de Schopenhauer[13]. Selon nous, la source déterminante est Les Possédés de Dostoïevski[14].

10. Au début de l’année 1888, Nietzsche recopie en effet dans ses carnets un passage des Possédés en soulignant le mot « Antichrist » :

11. Rome prêchait un Christ qui a cédé à la troisième tentation : elle a déclaré qu’il ne pouvait se passer d’un royaume terrestre et par cela même proclamé l’Antichrist… (eNF-1887,11[345] [15] )

12. Quel peut bien avoir été l’intérêt de Nietzsche pour ce passage où Dostoïevski attaque l’Église catholique, et par là même toute la civilisation occidentale, qu’il juge coupable de s’être détournée du christianisme originel ? Nietzsche chercherait-il à réhabiliter le clergé catholique au sens où, selon Jörg Salaquarda, il voulait réhabiliter la vision simplement physique du monde décriée par Schopenhauer ? Afin de le déterminer, il apparaît nécessaire de se pencher sur les jugements que Nietzsche pouvait porter sur les prêtres, notamment les prêtres catholiques.

2. L’Antichrist anticlérical de Karl Jaspers

13. Dans un petit ouvrage intitulé Nietzsche et le christianisme [16], Karl Jaspers s’est déjà penché sur le problème qui nous intéresse à présent. Nietzsche et le christianisme s’ouvre en effet sur une série de courts textes de Nietzsche consacrés aux prêtres[17], dans lesquels ces derniers se voient affublés de qualificatifs peu élogieux : « “nains perfides”, “race de parasites”, “calomniateurs patentés du monde”, “araignées venimeuses”, “les plus adroits de hypocrites conscients[18]” ». A la suite de ces passages négatifs, Karl Jaspers cite l’aphorisme 60 d’Aurore, dans lequel le haut clergé catholique est loué. D’après lui, ces deux types d’« appréciations » sur les prêtres sont « contradictoires »[19].

14. Selon Karl Jaspers, si Nietzsche se contredit au sujet du christianisme, cela vient du fait que ses attaques sont mues par des « impulsions chrétiennes[20] ». La thèse principale de Nietzsche et le christianisme veut en effet que Nietzsche oscille constamment entre son mépris envers la réalisation terrestre du christianisme et son respect pour le christianisme idéal. Karl Jaspers écrit ainsi que : « son hostilité au christianisme en tant que réalité est inséparable de son attachement de fait au christianisme en tant qu’exigence[21]. » Nietzsche serait anticlérical mais resterait fidèle au christianisme originel (celui de Jésus[22]). Pour Karl Jaspers, malgré ses violentes attaques, Nietzsche demeurerait chrétien, et ses écrits, loin de viser l’anéantissement de cette religion, s’inscriraient dans la critique séculaire interne au christianisme[23].

15. Cette thèse nous paraît fortement contestable, et nous sommes en droit de nous demander si les « contradictions », que Karl Jaspers pense distinguer dans les textes de Nietzsche, sont bien réelles. Penchons-nous donc plus attentivement sur cet aphorisme 60 d’Aurore, dont les « appréciations » seraient supposément « difficiles à concilier[24] » avec les attaques contre les prêtres :

16. Le christianisme [...] a peut-être forgé les figures le plus raffinées de la société humaine […] : les figures du haut et du plus haut clergé catholique, [...] Là, le visage humain atteint cette spiritualité qu’engendrent le flux et le reflux permanent des deux espèces de bonheur (le sentiment de puissance et le sentiment de soumission) [...] là règne le noble mépris de la fragilité du corps et [...] du bonheur propre aux soldats de naissance [...] La puissante beauté et le puissant raffinement des princes de l’Église ont constamment prouvé pour le peuple la vérité de l’Église. (M-60 [25])

17. Qui Nietzsche encense-t-il précisément dans cet aphorisme ? Les mêmes prêtres qu’il maudissait dans les passages cités par Karl Jaspers ? Non, naturellement ! Les ecclésiastiques dont il est question ici ne sont pas de simples prêtres, des individus pleins de ressentiment envers un type d’homme qui les domine culturellement ou politiquement, comme pouvaient l’être les prêtres judaïques ou les premiers prêtres chrétiens, qui sont effectivement la cible de L’Antichrist [26]. Nietzsche ne loue pas l’activité sacerdotale en tant que telle. Il n’emploie par ailleurs pas le mot « prêtre » dans cet aphorisme, nommant les représentants du haut clergé « princes de l’Église » et « soldats de naissance ». Le prêtre de cet aphorisme d’Aurore est un représentant du « plus haut clergé catholique », il est un des dirigeants d’un empire quasiment universel. Il est également l’héritier de toute une tradition ecclésiastique, le représentant d’une nouvelle noblesse [27]. Ce prêtre incarne un nouveau type d’homme, qui présage de l’apparition d’une nouvelle Cultur. Ce nouveau type est le fruit d’un dressage séculaire opéré par l’Église, dans la nécessité où elle se trouvait de se doter d’hommes aptes à régner.

18. Ce prêtre du haut clergé n’a pas le même rapport à la réalité que les prêtres du judaïsme tardif et du premier christianisme. Un prêtre exclu du monde politique, qui a besoin de fédérer le ressentiment des impuissants pour subsister, se fait un devoir de nier la réalité. Une organisation sacerdotale visant à régner pendant des millénaires doit, quant à elle, tenir compte de cette même réalité, elle doit forger des hommes aptes à gouverner le monde. Elle doit composer avec la vie. Dans l’aphorisme 60 d’Aurore Nietzsche fait ainsi l’éloge de cette tentative catholique de dresser un homme apte à régner, non du prêtre en tant que tel.

19. Après avoir forgé les concepts d’ « éternel retour » et de « volonté de puissance », Nietzsche va pouvoir affiner les intuitions d’Aurore et réinterpréter les relations entre l’Église et la réalité à l’aide de sa nouvelle physiologie. Pour le dernier Nietzsche, le tout-puissant haut clergé catholique du Moyen-Age devait composer avec la vie. Il ne pouvait nier les structures hiérarchiques propres à la vie déterminée comme volonté de puissance. Le plus haut clergé catholique a ainsi dû, à moment donné, se détourner de l’idéal ascétique chrétien pour tenter de forger une nouvelle noblesse apte à régner sur le monde. Ce faisant, il a, aux yeux de Nietzsche, en partie réhabilité les valeurs qui avaient été calomniées, maudites, par le christianisme ascétique. Pour Nietzsche, le plus haut clergé catholique représente une espèce de vie noble qui a commencé à voir le jour dans le christianisme, malgré le christianisme. Grâce à des efforts menés sur plusieurs générations, dans le but de privilégier « l’homme réel » aux dépens de « l’homme idéal[28] », la partie la plus distinguée du clergé catholique a pu contribuer à l’émergence d’une période d’une richesse culturelle inouïe : laRenaissance. Dans L’Antichrist, Nietzsche va ainsi prétendre que dans cette Église catholique de la Renaissance c’est la vie qui reprend le dessus sur le christianisme[29]. La Renaissance présage de l’apparition d’une nouvelle Cultur, aussi noble que celle des Anciens.

20. Les Allemands ont fait perdre à l’Europe la dernière grande moisson de civilisation que l’Europe avait à récolter – la Renaissance. Comprend-on enfin, veut-on comprendre, ce qu’était la Renaissance ? L’inversion des valeurs chrétiennes, la tentative, entreprise avec tous les moyens, avec tous les instincts, avec tout le génie, pour conduire les valeurs opposées, les valeurs nobles à la victoire... (AC-61)

21. A cette époque, les valeurs contraires au christianisme, les valeurs de l’Antichrist, parviennent à se hisser sur son propre trône, grâce également au travail accompli par les plus hautes classes ecclésiastiques.

22. Attaquer à l’endroit le plus décisif, au siège même du christianisme, placer là, sur le trône, les valeurs nobles, je veux dire les faire pénétrer dans les instincts, dans les besoins et les appétits les plus élémentaires de ceux qui siégeaient là… [...] – César Borgia pape [30]… Me comprend-on ?… Eh bien, cela aurait été la victoire à laquelle moi seul aspire aujourd’hui – : par là le christianisme était aboli ! – (AC-61)

23. Devant composer avec la vie, l’Église en est venue à utiliser des moyens antichrétiens pour forger ses chefs. Elle en est ainsi venue à renier les idéaux prônant la négation du monde de ses origines : l’idéal du prêtre ascétique et l’idéal de Jésus. Par le biais même de son royaume terrestre tant décrié par les hérétiques, elle a favorisé l’émergence d’hommes distingués [vornehmen], dont le corps proche de la perfection constitue en lui-même une négation du christianisme[31]. « César Borgia pape » serait ainsi « le christianisme aboli ».

24. Les deux types de jugements sur les prêtres, que Jaspers entend mettre en contradiction dans Nietzsche et le christianisme, portent en réalité sur deux types de religieux différents, incarnant deux morales différentes et préfigurant deux types de Cultur différents. César Borgia se reconnaît dans une « vornehmen Moral », une morale « noble » ou « distinguée », les prêtres proprement chrétiens dans une « morale du ressentiment[32] ».

25. En outre, ce même christianisme que les hommes comme César Borgia tentaient d’abolir, qui donc va, à la Renaissance, vouloir le rétablir ? Des prêtres. Des prêtres du même type que les prêtres du judaïsme tardif et du premier christianisme décrits plus hauts. Et, loin de se contredire, Nietzsche va employer les mêmes termes à leur sujet. Face à ces ecclésiastiques qui s’anoblissaient, en réaction à cette vie qui commençait à renaître, une autre espèce de prêtres nihilistes a vu le jour : Luther et ses compagnons.

26. Que se passa-t-il ? Un moine allemand, Luther, vint à Rome. Ce moine, avec dans le sang tous les instincts vindicatifs d’un prêtre manqué, se révolta, à Rome, contre la Renaissance… Au lieu de comprendre, avec une profonde gratitude, le prodige qui venait d’arriver, le surmontement du christianisme, en son siège même –, il ne comprit de ce spectacle que ce qui pouvait nourrir sa haine. Un homme religieux ne pense qu’à lui-même. – Luther vit la corruption de la papauté, alors que c’est justement le contraire qu’il fallait saisir : l’ancienne corruption, le peccatum originale, le christianisme, ne siégeait plus sur le siège du Pape ! C’était la vie ! C’était le triomphe de la vie ! C’était le grand Oui à toutes les choses élevées, belles, audacieuses !… Et Luther rétablit l’Église : il l’attaqua… (AC-61 [33])

27. Dans L’Antichrist, Nietzsche va ainsi traiter Luther de la même manière qu’il avait traité les prêtres judéo-chrétiens, et opposer radicalement Renaissance et Réforme[34]. Dans les deux extraits que Karl Jaspers présente comme contradictoires, Nietzsche exprime donc le même point de vue : il loue ce qui relève de la tentative de former une noblesse harmoniquement liée à la vie, et conspue tout ce qui cherche à détruire cette noblesse pour imposer une vie morbide. Ces passages apparemment contradictoires vont ainsi bien dans le même sens, ils disent la même chose. Nietzsche loue le haut clergé catholique en tant qu’il abolit le christianisme, conspue les prêtres judaïques et les premiers prêtres chrétiens en tant qu’ils l’instaurent et les prêtres luthériens en tant qu’ils le restaurent.

3. Dostoïevski et l’Antichrist du royaume terrestre

28. L’Antichrist n’est pas une critique interne au christianisme mue par des impulsions chrétiennes inconscientes. Nietzsche ne s’en prend pas au christianisme réalisé en arguant qu’il est non conforme à son idéal, à ses « exigences », comme le prétend Karl Jaspers. « Le mensonge de l’Idéal fut jusqu’ici la malédiction sur la réalité » (EH-Vorwort-2), et les attaques de Nietzsche visent directement l’idéal chrétien, non l’inadéquation de sa réalisation terrestre[35]. C’est précisément en cela que son antichristianisme se différentie des critiques séculaires internes au christianisme, auxquelles Karl Jaspers veut le rattacher. Comme nous venons de le voir à propos de la Renaissance, Nietzsche peut même louer le christianisme réalisé lorsqu’il en vient à contredire son idéal ascétique.

29. Ainsi, lorsque, dans L’Antichrist, Nietzsche écrit que « l’insurrection, dont Jésus fut compris, ou compris à tort comme l’instigateur » était dirigée « contre l’Église juive, Église étant pris justement dans le sens où nous prenons ce mot aujourd’hui », que « le christianisme [de Jésus][36] nie l’Église » (AC-27), il ne faut pas en conclure, à la manière de trop nombreux commentateurs, que Nietzsche prend fait et cause pour Jésus et contre l’Église dans ce conflit. Car cette insurrection, nous dit-il, était avant tout

30. une insurrection contre « les Bons et les Justes », contre « les saints d’Israël », contre la hiérarchie de la société – non contre sa corruption, mais contre la caste, le privilège, l’ordre, la formule ; c’était l’incroyance aux « hommes plus élevés », le Non édicté contre tout ce qui était prêtre et théologien. (AC-27)

31. Le mouvement initié par Jésus s’en prend aux hommes les plus élevés d’Israël, il s’oppose à l’Église juive de la même manière que Luther s’opposait à la Renaissance. En s’en prenant à l’Église juive, il cherche à détruire le dernier pan de la grande Cultur judaïque, celui qui avait survécu à la destruction du royaume d’Israël[37], au profit d’un idéal ascétique. La haine de Jésus envers l’Église juive est encore une fois la haine de l’impuissant contre la puissance réalisée. – Noter cependant que chez Jésus, cette haine est « instinctive »[38], inconsciente, ingénue et dépourvue de tout ressentiment.

32. Mais, plus que tout cela, si L’Antichrist n’est pas, comme le prétend Karl Jaspers, une critique interne au christianisme, il apparaît également à la lumière des textes sur la Renaissance et la Réforme, qu’il est plus essentiellement dirigé contre la position anticléricale de Dostoïevski, que contre le moralisme de Schopenhauer, ainsi que le voulait Jörg Salaquarda.

33. Chatov, qui, si l’on en croit le Journal d’un écrivain [39], est le meilleur ambassadeur de la pensée religieuse et politique de Dostoïevski, postule, dans le texte cité plus haut[40], que l’Église catholique a renié la parole de Jésus en succombant aux fastes du royaume terrestre. L’Église s’est corrompue en s’attachant à la Terre, en se faisant réalité. En prétendant que la mission principale du christianisme était de régir politiquement le monde, d’instaurer une nouvelle Cultur, et non de préparer à un outre-monde, elle a méprisé les exigences du christianisme originel qui prônait le refus du monde. Dostoïevski considère qu’en affirmant la primauté du « royaume terrestre » sur le royaume des cieux, l’Église a renié la doctrine originelle de Jésus. Elle a inversé le sens de cette doctrine et a de fait « proclamé L’Antichrist ».

34. Nietzsche reprend ironiquement ce constat : en s’affirmant comme « l’Antichrist », il proclame haut et fort que le catholicisme de la Renaissance avait de la valeur, justement en ce qu’il se faisait réalité, et rejetait les exigences du christianisme originel. Ainsi, les derniers paragraphes de L’Antichrist font l’éloge de la Renaissance, en ce qu’elle voulait construire une Cultur supérieure inspirée de la Grèce tragique et de l’i mperium Romanum [41].

35. L’Antichrist de Dostoïevski apparaît plus fondamental que celui de Schopenhauer, car ce n’est pas tant une simple vision naturaliste du monde, une vérité, qu’une véritable praxis philosophique, axée sur la hiérarchie, et restant fidèle en acte au sens de la Terre, que Nietzsche va vouloir réhabiliter en inversant la valeur de toutes les valeurs. L’Antichrist ne défend pas une simple Weltanschauung, mais affirme la supériorité du royaume terrestre sur un prétendu royaume idéal, et trace un chemin vers une autre forme de Cultur.

[1]Tous les textes sont traduits par nous, à partir de l’eKGWB, sauf mention contraire.
[2]Salaquarda, Jörg, « Der Antichrist », Nietzsche-Studien, 2 (1973), p. 91-136.
[3]Jörg Salaquarda, « Der Antichrist », p. 129.
[5]Jörg Salaquarda, « Der Antichrist », p. 127.
[6]Si Heidegger prétend, dans Chemins qui ne mènent nulle part, que « tout anti- est rattaché à l’essence de ce à quoi il s’oppose » (Martin Heidegger, « Nietzsches Wort „Gott ist tot“ », in Holzwege,Gesamtausgabe, Band 5, Frankfurt am Main, Vittorio Klostermann, 1977, p. 217), le dictionnaire de langue allemande Duden (Deutsches Universal Wörterbuch, Mannheim/Leipzig/Wien/Zürich, Dudenverlag, 2003) distingue, lui, deux définitions principales du préfixe « anti ». « Anti » peut d’une part désigner une entité négative, entièrement dirigée contre quelque chose qui la détermine. Le Duden donne comme exemple der Antialkoholiker (l’antialcoolique). La ligue antialcoolique n’a en effet de raison d’être que dans la mesure où le fléau de l’alcool existe. Le préfixe « anti » peut d’autre part désigner un principe actif par nature, qui était agissant bien avant de rencontrer fortuitement ce à quoi il s’est opposé en tant qu’ « anti ». Pour illustrer ce second sens, le Duden donne comme exemple das Antikrebsmittel (le moyen de lutte contre le cancer). Le meilleur moyen de lutter contre le cancer est de prévenir son apparition en adoptant une hygiène de vie saine. Das Antikrebsmittel se conçoit ainsi avant tout comme un principe de vie actif, comme une forme d’ascétisme cherchant à faire fonctionner le corps de manière harmonieuse, et ce, bien avant l’éventuelle apparition du cancer. Il ne se dirige contre ce dernier que lorsque celui-ci apparaît, et n’est en réalité pas déterminé par lui. C’est au contraire le cancer qui apparaît dans ce dernier cas comme déterminé par la vie : il est essentiellement réactif, ne peut exister sans organisme à ronger. Lorsqu’il caractérise le christianisme comme « l’unique et immortelle flétrissure [Schandfleck] de l’humanité » (AC-62), L’Antichrist se conçoit comme une entité positive du même ordre que le sera das Antikrebsmittel.
[7]« Le christianisme [...] édicte une malédiction contre l’ « esprit », contre la superbia de l’esprit sain. » (AC-52) ; « J’appelle le christianisme l’unique grande malédiction, l’unique grande corruption intime, l’unique grand instinct de vengeance, pour lequel aucun moyen n’est assez venimeux, clandestin, souterrain, mesquin, – je l’appelle l’unique et immortelle souillure de l’humanité… » (AC-62). Voir également NF-1888,14[89] : « Le “Dieu en croix” est une malédiction sur la vie, un signe pour s’en délivrer ».
[8]Le christianisme « a livré une guerre à mort contre ce type plus élevé d’homme. Il a mis au ban tous les instincts fondamentaux de ce type, il a, à partir de ces instincts, distillé le mal, le méchant, – l’homme fort comme le réprouvé type, “l’homme réprouvé”. Le christianisme a pris le parti de tout ce qui est faible, bas, raté, il a fabriqué un idéal à partir de la contradiction envers les instincts de conservation de la vie forte » (AC-4). Voir également AC-43, 46, 47.
[9]Jörg Salaquarda, « Der Antichrist », p. 110.
[10]Arthur Schopenhauer, Parerga und Paralipomena II, Zürich, Haffmans Verlag, 1999, § 109, p. 182. Voir Jörg Salaquarda, « Der Antichrist », p. 110.
[11]Jörg Salaquarda, « Der Antichrist », p. 123.
[12]Jörg Salaquarda, « Der Antichrist », p. 128.
[13]« Nietzsche a pris le mot “Antichrist” chez Schopenhauer » (Jörg Salaquarda, « Der Antichrist », p. 129).
[14]Fédor Dostoïevski, Les Possédés, trad. Victor Derély, Paris, 1886, 2 tomes.
[15]Ce « fragment » est en réalité un passage des Possédés que Nietzsche a traduit en allemand dans son carnet W II 3., en soulignant « Antichrist » qui n’est pas souligné chez Dostoïevski. Le passage original est le suivant : [Chatov s’adresse à Stavroguine] « Selon vous, Rome prêchait un Christ qui avait cédé à la troisième tentation du diable. En déclarant au monde entier que le Christ ne peut se passer d’un royaume terrestre, le catholicisme, disiez-vous, a par cela même proclamé l’Antechrist et perdu tout l’Occident. » (Les Possédés, trad. Derély, tome I, p. 273).
[16]Karl Jaspers, Nietzsche und das Christentum, Hameln, 1938, que nous citons d’après la traduction française de Jeanne Hersch et Robert Givord : Nietzsche et le christianisme, Paris, Bayard, 2003.
[17]Jaspers, Nietzsche et le christianisme, p. 10-12.
[18]Karl Jaspers cite Nietzsche sans référence (Nietzsche et le christianisme, p. 10). Les expressions qu’il relève sont issues des textes suivants : « nains perfides [Tükische Zwerge] » (GT-24 ; EH-GT-1 ; NF-1888,14[20]), « race de parasites [parasitische Art Mensch] » (AC-26 ; EH-Schicksal-7), « calomniateurs patentés du monde [Weltverleumder] » (Za-II-Taranteln ; NF-1884,25[345] ; EH-M-2), « araignées venimeuses [Giftspinne des Lebens] » (AC-38), « les plus adroits de hypocrites conscients [geschicktesten bewussten Heuchler] » (NF-1887,8[1]).
[19]Jaspers, Nietzsche et le christianisme, p. 12.
[20]« C’est sous l’effet d’impulsions chrétiennes que Nietzsche mène la lutte contre le christianisme, et nous chercherons à voir jusqu’à quel point il en est conscient. » (Nietzsche et le christianisme, p. 18). Le titre de la deuxième partie (p. 51-88) de Nietzsche et le christianisme est : « La pensée de Nietzsche obéit en fait à des impulsions chrétiennes alors que le dogme n’a plus de sens pour lui. »
[21]Jaspers, Nietzsche et le christianisme, p. 13.
[22]Voir Jaspers, Nietzsche et le christianisme, p. 45, 93-96.
[23]« Le désaccord entre l’exigence et la réalité est de tout temps le facteur dynamique du christianisme. » (Jaspers, Nietzsche et le christianisme, p. 13). « On a presque l’impression que, bien plus que le christianisme, ce sont ces relâchements que Nietzsche condamne. » (p. 43).
[24]Jaspers, Nietzsche et le christianisme, p. 10.
[25]Nous respectons les coupures que Karl Jaspers a opérées dans le texte de Nietzsche (Nietzsche et le christianisme, p. 11).
[26]Voir AC-24, 25, 26, 38, où les prêtres sont effectivement décrits comme des « parasites » et des « araignées venimeuses ».
[27]L’aphorisme 60 d’Aurore (M-60) nous dit ainsi que ces ecclésiastiques « mettaient leur fierté dans l’obéissance, ce qui est le signe distinctif de tous les aristocrates de naissance. » (Phrase non citée par Karl Jaspers).
[29]Nietzsche s’inspire des travaux de son collègue et ami Jacob Burckhardt. Vers la fin de Die Kultur der Renaissance in Italien [La civilisation de la Renaissance en Italie] (1869), que Nietzsche possédait, Burckhardt écrit que « les notions de péché et de rédemption [...] avaient quasiment disparu » chez les hommes de la Renaissance (p. 549 de l’éd. de 1989, Frankfurt am Main). Giuliano Campioni souligne également l’importance de l’historien Français Émile Gebhart dont Nietzsche avait fortement annoté les deux ouvrages qu’il possédait : Les origines de la Renaissance en Italie (1879) et La Renaissance italienne et la philosophie de l’histoire (1887) (Les lectures françaises de Nietzsche, Paris, Presses Universitaires de France, coll. Perspectives germaniques, 2001, p. 179 sq.). On peut comparer les passages de Nietzsche sur la Renaissance à la définition que l’historien Philippe Monnier donnera de l’humaniste dans le Quattrocento : « Et l’humaniste n’est pas que l’homme qui connaît les antiques et s’en inspire ; il est celui qui est tellement fasciné par leur prestige qu’il les copie, les imite, les répète, adopte leurs modèles et leurs modes, leurs exemples et leurs dieux, leur esprit et leur langue. Un pareil mouvement [...] poussé à ses extrémités logiques ne tendait à rien de moins qu’à supprimer le phénomène chrétien [...] » (Quattrocento. Essai sur l’histoire littéraire du xv e siècle, Paris, Perrin, 1901, livre ii, chap. 1, ii-iii, p. 124).
[30]Sur César Borgia, voir JGB-197, GD-Streifzuege-37, AC-46, EH-Bücher-1, Nietzsche à Malwida von Meysenbug, 20 octobre 1888. Voir note 30. Cf. Die Kultur der Renaissance in Italien de Burckhardt, op. cit. : « Dans les faits, il n’y a aucun doute que César, qu’il ait été ou non élu pape, aurait, après la mort d’Alexandre, prétendu aux Etats de l’Eglise à n’importe quel prix, et qu’après tout ce qu’il avait perpétré, il lui aurait été impossible de le faire longtemps en tant que Pape. Si une personne devait séculariser les Etats de l’Eglise, c’était lui : il devait le faire pour continuer à régner. Si nous ne nous méprenons pas, c’est la véritable raison de la sympathie secrète avec laquelle Machiavel traite ce grand criminel » (Ed. de 1989, p. 122). « Et qu’aurait fait César si, au moment où mourut son père, il n’avait pas également été mortellement atteint ? Quel conclave aurait eu lieu, si alors, rassemblant tous ses moyens, il s’était fait élire pape par un collège de cardinaux réduit à dessein par le poison ; d’autant plus qu’à ce moment-là, l’armée française n’était pas dans la région ? L’imagination, à l’instant où elle se met à suivre cette hypothèse, se jette dans des abimes. » (p. 126).
[31]L’Antichrist nous dit ainsi que « nos hommes d’Etat [...] sont [...] foncièrement des antichrists », que « chaque pratique de tout instant, chaque instinct, chaque évaluation qui se fait acte est aujourd’hui antichrétien » (AC-38).
[33]Voir également FW-358.
[34]AC-61. Voir FW-358, GM-III-22, GD-Streifzuege-37, EH-WA-2, Nietzsche à Georg brandes, 20 novembre 1888. Dans l’aphorisme 60 d’Aurore, Nietzsche différenciait également Luther des représentants du haut clergé catholique : à la suite du passage cité par Jaspers, on peut lire qu’« au temps de Luther », « se produisit une chute momentanée du clergé dans la grossièreté ».
[35]Or, écrit Nietzsche, jusqu’ici « jamais la critique ne s’en est prise à l’idéal lui-même, mais seulement au problème de savoir d’où vient la contradiction avec lui, pourquoi il n’est pas encore atteint ou pourquoi il ne peut être prouvé en particulier et en général. » (NF-1885,2[165])
[36]L’insertion est de nous.
[37]Nietzsche reprend en effet la thèse de Julius Wellhausen, qui, dans Prolegomena zur Geschichte Israels [Prolégomènes à l’histoire d’Israël], découpe l’histoire d’Israël en trois périodes en s’appuyant sur une analyse de l’Hexateuque, c’est-à-dire des six premiers livres de la Bible : le Pentateuque (Genèse, Exode, Lévitique, Nombres et Deutéronome) augmenté du livre de Josué (Prolegomena, p. 6sq.). Selon Wellhausen, la première période (1030-931) correspond au royaume d’Israël, celui des grands rois, Saül, David et Salomon, elle s’achève à la mort de ce dernier. La seconde (931-587) est celle des deux royaumes d’Israël et de Juda, puis du seul Juda à partir de 722, elle s’achève avec la chute du temple de Jérusalem. La troisième (587-70 de notre ère), celle de l’exil, s’achève avec la destruction du nouveau temple en l’an 70 de notre ère. Prolongeant les réflexions de Wellhausen, Nietzsche distingue nettement ces trois périodes aux § 16, 17 et 18, puis 25 et 26) de L’Antichrist. Nietzsche avait lu avec attention lesProlegomena zur Geschichte Israels durant l’hiver 1887-1888. On trouve de nombreuses traces de lecture de cet ouvrage en NF-1887,11[377]. Sur Nietzsche et Wellhausen, on pourra consulter le chapitre v de la sixième partie de Nietzsche et l’ombre de Dieu, de Didier Franck (Paris, Presses Universitaires de France, coll. Epiméthée, 1998), intitulé La Transvaluation sacerdotale (p. 429-457).
[38]Selon Nietzsche, on trouve en effet chez Jésus une « haine instinctive contre toute réalité » (AC-29, eKGWB/AC-30).
[39]Cet extrait de mars 1876 reprend quasiment à la lettre les propos de Chatov : le catholicisme « a sans hésiter vendu le Christ pour le pouvoir temporel. Ayant posé en dogme “que le christianisme ne peut se maintenir sur la terre sans le pouvoir temporel du Pape”, il a de ce fait même proclamé un Christ nouveau, sans ressemblance avec l’ancien, qui s’est laissé séduire par la troisième tentation du diable, par les royaumes de la terre » (Fiodor Dostoïevski, Journal d’un écrivain, trad. Gustave Aucouturier, Paris, Gallimard, coll. Bibliothèque de la Pléiade, 1994, p. 456).