Esprit libre et démocratie
Paul van Tongeren
1. Dans ces quelques pages, je tenterai d’esquisser, en considérant l’ensemble de l’œuvre, quelques traits de la pensée de Nietzsche sur la démocratie, et de les confronter à certains textes de Choses humaines, trop humaines, afin de reconstituer certains aspects spécifiques de sa conception de la démocratie, dans cette période, et certaines caractéristiques de la pensée de l’esprit libre. Je ne conclurai d’ailleurs pas en disant que la pensée de l’esprit libre se différencie radicalement de la pensée du dernier Nietzsche. Au contraire, je pense que, sur ce point tout du moins, les différences sont plutôt mineures et ne sont en partie qu’apparentes. On retrouve dans Choses humaines, trop humaines les mêmes caractéristiques que dans l’œuvre des dernières années, bien qu’elles apparaissent sans doute sous une autre forme.
2. Une autre remarque préliminaire s’impose. Je me penche sur le thème de la démocratie en m’inscrivant dans un courant d’interprétation qui représente peut-être une des caractéristiques les plus remarquables des études nietzschéennes des dix dernières années : l’intérêt porté à Nietzsche comme penseur politique. La discussion sur les rapports de Nietzsche à la démocratie joue un rôle central dans la réception anglophone. Lawrence Hatab[1], Alan Schrift[2] et Frederick Appel[3] proposent de multiples réponses à la question de savoir si la pensée de Nietzsche est à associer à un ethos démocratique, si elle se confronte à cet ethos en le provoquant ou si elle réforme l’ethos lui-même[4].
3. Dans cette discussion, et particulièrement lorsqu’elle est menée par les représentants de la « démocratie radicale », on attribue un rôle central à la signification de l’idée nietzschéenne d’« agon ».
4. Bien que je reconnaisse l’importance de cette réception, qui joue d’ailleurs un rôle d’arrière-plan dans ma contribution, j’aimerais me concentrer sur un autre élément, qui lui est apparenté. J’aimerais non pas associer la pensée de Nietzsche à un ethos démocratique, mais bien plus formuler un thème central de sa critique de la démocratie. J’ébaucherai ce thème en me servant d’une terminologie (qui, appliquée à Nietzsche, n’est pas sans danger) de la transcendance ; mais ce thème est lié à la signification du perfectionnisme politique et éthique de Nietzsche, que de nombreux auteurs ont soulignée à ce propos.
1. La critique nietzschéenne de la démocratie
5. Ces quelques lignes que j’écris ici, sur la conception ou sur la critique nietzschéennes de la démocratie, se fondent sur l’article « Démocratie » qu’un collaborateur de mon groupe de recherche a rédigé pour le Dictionnaire Nietzsche [5]. À la différence d’un travail de dictionnaire, dans lequel nous essayons de traiter toutes les occurrences, je ne vise pas ici l’exhaustivité, mais j’aimerais seulement tracer quelques lignes, en en laissant d’autres de côté.
6. Le terme « démocratie » n’apparaît, sous ses différentes compositions et formes lexicales, pas plus de 150 fois dans les milliers de pages que représente l’ensemble de l’œuvre. Comme toujours chez Nietzsche – et particulièrement ici – nous devons nous en tenir aux remarques éparpillées dans son œuvre aphoristique. On doit donc impérativement accueillir avec les réserves nécessaires l’image plus complète que j’essaie de donner.
7. « Démocratie » n’est pour Nietzsche un terme que partiellement politique. Même s’il l’utilise parfois expressément en se référant à une forme précise de gouvernement ou d’État, le terme a cependant la plupart du temps pour lui une signification plus large.
8. Comme concept politique, il renvoie aussi bien à la démocratie antique athénienne qu’aux structures politiques modernes, c’est-à-dire européennes. Nietzsche reconnaît – et particulièrement dans la période précédant Choses humaines, trop humaines – la différence entre ces deux formes, sans pour autant l’approfondir explicitement. En décrivant « les institutions démocratiques » comme « des mesures de quarantaine contre la vieille peste des appétits tyranniques » et en les trouvant très utiles, quoique très « ennuyeuses » (WS-289), il pense surtout, probablement, à la démocratie antique. Dans d’autres textes, il parle de façon explicite et dans un sens également politique de « la démocratie moderne », comme étant, par exemple, une « conception de l’idée de gouvernement que l’on enseigne dans les États démocratiques » (MA-472). Nous ne trouvons pas non plus ici de concept élaboré de la structure politique. La démocratie est tout bonnement identifiée à la souveraineté populaire[6].
9. Pour ce qui est de la démocratie moderne, il est certain qu’en général, l’organisation politique est pour Nietzsche un des symptômes d’un mouvement – culturel – beaucoup plus large, « le mouvement démocratique de l’Europe[7] ». On peut le voir par exemple lorsqu’il cite « les quatre grands démocrates », les fondateurs du mouvement démocratique : « Socrate Jésus-Christ Luther Rousseau » (NF-1887,9[25]). Les racines essentielles de l’idée démocratique sont d’une part l’idée d’égalité entre tous les hommes, et d’autre part la morale de la pitié. L’égalité est introduite dans l’histoire aussi bien par le biais de la dialectique socratique, fondant la domination de la logique, que par celui de l’idée chrétienne de l’égalité de tous les hommes devant Dieu ; Luther reprendra cette idée de façon révolutionnaire contre la hiérarchie ecclésiastique et Rousseau la traduira sous une forme sécularisée. La pitié a aussi été implantée par le biais du christianisme, et elle témoigne d’une incapacité à affirmer la souffrance irréductible de l’existence ; elle est ainsi l’expression d’une forme de vie faible et impuissante. La « démocratie » a une signification politique dans la mesure où la forme de gouvernement ou d’État qu’elle sous-entend est la traduction politique d’une « idéologie » bien plus ancienne et plus vaste. Nietzsche reconstitue une évolution qui a abouti à « ce que les institutions politiques et sociales expriment elles-mêmes cette morale d’une manière toujours plus évidente : le mouvement démocratique est l’héritier du mouvement chrétien » (JGB-202).
10. C’est pour cette raison que le concept de démocratie est souvent appliqué à des phénomènes que nous n’avons pas l’habitude d’associer. On peut, de nouveau, choisir quelques exemples pour attirer l’attention sur ce qui constitue pour Nietzsche le point central de la démocratie. Dans la Généalogie, il remarque que « l’idiosyncrasie démocratique », qui se définit par le misarchisme et qui est une haine à l’égard de tout ce qui est dominant et puissant, s’est imposée dans le domaine du spirituel et a même pénétré dans les sciences les plus objectives : « il me semble même qu’il [le misarchisme] s’est déjà rendu maître de la physiologie et de la théorie tout entières » (GM-II-12). Cela ne se produit pas seulement dans l’idéal même de l’objectivité, qui exige que la personne du scientifique, et par conséquent la qualité des différents individus et de leur vie s’effacent (– il faut que tous puissent contrôler et répéter l’analyse –), mais aussi dans des théories comme, par exemple, celles qui, au lieu d’interpréter l’évolution de la vie à partir d’une activité originaire et créatrice, la comprennent en terme d’adaptation, donc d’une manière réactive[8]. Dans Le gai savoir, Nietzsche se pose la question de savoir
11. si le mépris pour la mélodie et le dépérissement du sens mélodique, de plus en plus répandu chez les Allemands, ne serait pas comme une sorte de malfaçon démocratique, consécutive à la Révolution (FW-103)
12. La mélodie signifie structure, loi et ordre. Selon Nietzsche, la démocratie leur est hostile. Dans une note posthume, il laisse entendre que les techniques que les auteurs naturalistes utilisent pour tenter de stimuler leurs lecteurs, sont typiques de l’esprit démocratique de l’époque (« C’est dans la ligne d’une époque démocratique » ; NF-1884,25[122]). Aussi bien dans la musique que dans la littérature, on doit user de moyens puissants pour pouvoir toucher un public lassé et décadent. La démocratie ressortit à la décadence, et elle désigne l’esprit de l’époque décadente. Il est souvent question d’un « goût » démocratique. Nietzsche parle du « goût amolli et douillet d’un siècle démocratique » (JGB-210). Dans un autre passage de Par-delà bien et mal, il désigne les deux caractéristiques de ce « penchant démocratique, le goût foncier de la démocratie » : le manque d’égard pour la vieillesse et le grand respect du sexe faible[9]. Respect et manque de respect semblent se contredire. Mais ils sont en fait les symptômes d’une même chose : l’estime de l’homme pour le sexe faible signifie – du point de vue masculin – la négation de la différence entre les sexes et la dénégation de « l’antagonisme foncier qui les sépare et [de] la nécessité d’une tension éternellement hostile » (JGB-238) ; le manque de respect pour la vieillesse témoigne de ce même nivellement.
13. Dans le discours de Nietzsche sur la démocratie, l’égalité et la faiblesse sont des concepts-clés, et ces deux concepts vont de pair. On pourrait reconstituer cette connexion – que je ne peux aborder ici que très rapidement – en s’aidant de la théorie nietzschéenne de la volonté de puissance. Selon Nietzsche, toute réalité vivante n’existe que grâce à une relation de lutte. À l’instar d’un livre, dont la longévité et l’importance dans une culture sont déterminées par des interprétations rivales, l’homme ne peut se développer que dans une relation antagoniste entre des groupes ou des types d’hommes, éventuellement des individus, voire entre différentes possibilités à l’intérieur de soi-même[10]. La force et la santé sont toujours chez Nietzsche liées à une affirmation de cette lutte, et la faiblesse et la maladie en sont toujours la négation. L’égalité est dans l’intérêt du faible ; un homme faible, une époque faible deviennent ainsi démocratiques quand ils célèbrent l’égalité et tentent de proscrire la lutte : « “la volonté de puissance” est haïe […] dans les époques démocratiques » (NF-1888,14[97]). Nietzsche écrit dans une autre note posthume :
14. Une société qui définitivement et par instinct refuse la guerre et la conquête, est en déclin : elle est mûre pour la démocratie et pour le gouvernement des boutiquiers… (NF-1888,14[192])
15. La démocratie est une méthode qui permet de supprimer les différences entre les hommes ; le mouvement démocratique en Europe est un aspect « d’un immense processus physiologique […] : les Européens se ressemblent toujours davantage », un processus qui entraînera « grosso modo, l’apparition d’hommes tous pareils et pareillement médiocres – hommes grégaires, utiles » (JGB-242).
16. « Les épiciers, les ruminants, les femmes, les Anglais et autres démocrates », Nietzsche les met tous dans le même sac, car il ne voit en eux qu’aspirations à une « sorte misérable de bien-être » (GD-Streifzuege-38). Dans une démocratie, les hommes sont avant tout guidés par « l’habileté et l’intérêt » (MA-472). La démocratie et l’utilitarisme vont de pair[11]. Ce qui fait autorité dans une démocratie, c’est : « “Chacun est égal à l’autre”. “Au fond nous sommes tous, autant que nous sommes, bétail et populace qui ne s’intéresse qu’à soi” » (NF-1884,26[282]). La démocratie est l’idéologie de ceux qui veulent prévenir la souffrance et qui détruisent pour cela l’antagonisme entre les hommes (« la distance qui nous sépare » ; GD-Streifzuege-38). Cela se produit de toutes sortes de manières : en interprétant les différences entre les hommes comme autant de rôles qui sont tous, au fond, interchangeables, car de plus en plus d’hommes deviennent des comédiens[12] ; en démocratisant l’éducation : on nie que l’enseignement supérieur soit un privilège et une exception[13] ; en utilisant d’autres procédés que nous avons déjà soulignés : l’égalité des droits entre hommes et femmes, la neutralisation de la différence entre jeunes et vieux, l’abandon de la mélodie dans la musique nouvelle et toutes sortes d’autres formes de misarchismes – en un mot par une « hostilité plébéienne à toute forme de privilège et d’aristocratie » (JGB-22).
2. Intermezzo
17. Quel résultat avons-nous atteint, par cette courte présentation des conceptions nietzschéennes sur la démocratie ? En premier lieu, nous avons montré que la démocratie repose sur l’idée d’égalité, qu’elle produit donc un effet de nivellement, et que cela représente une menace pour la qualité, car la qualité introduit la différence. On ne sait pas encore exactement sur quelle qualité cette menace pèse, ni comment, précisément, l’égalité met la qualité en péril.
18. Deuxièmement, nous avons vu que, pour Nietzsche, la démocratie n’est pas seulement un concept politique, mais qu’elle caractérise la culture dans son ensemble. Ce point est clairement lié au premier, car la critique nietzschéenne de la culture (démocratique) porte précisément sur la disparition de la différence, une différence qui est contenue dans la qualité et qui est menacée par la quantité.
19. Troisièmement, nous avons trouvé un rapport entre la démocratie et l’utilitarisme. Le rapport n’est certes pas totalement inattendu, mais il est curieux. Il y a des liens historiques entre la démocratie moderne d’une part, le libéralisme et l’utilitarisme d’autre part. Mais ces liens historiques ne sont pas si profonds, que l’un implique forcément l’autre ! Nous y reviendrons.
20. J’aimerais tout d’abord confronter cette image d’ensemble aux textes de Choses humaines, trop humaines. Dans Choses humaines, trop humaines, le mot « démocratie » (dans le texte allemand, le terme est parfois orthographié avec un « c », alors que le mot allemand est « D e mokratie ») ou ses variantes lexicales n’apparaissent en tout et pour tout que dans 8 aphorismes, une fois dans le premier volume (MA-472) et sept fois dans le second, une fois dans Opinions et sentences mêlées (VM-316) et six fois dans Le voyageur et son ombre. Dans les notes posthumes de cette période, le terme n’apparaît pas non plus très souvent : deux fois dans les fragments qui, d’après la KGW, constituent les manuscrits préparatoires de Choses humaines, trop humaines, I, (respectivement de l’été 1876 et de l’automne 1876-été 1877) et quatre fois dans les manuscrits préparatoires de Choses humaines, trop humaines, II, (fragments du début de l’année 1878 jusqu’à l’automne 1879).
21. Il est très frappant que dans ces textes, le mot « démocratie » a presque sans exception une signification clairement politique. Il n’y a que l’aphorisme 230 du Voyageur et son ombre, dans lequel il est question « d’une démocratie des concepts dans chaque tête », et qu’un fragment posthume de cette période, où le drame, comparé à l’épopée, est nommé « démocratique[14] ». Dans tous les autres textes, Nietzsche parle explicitement des États démocratiques ou de la démocratie et de la démocratisation comme figure politique. Le terme n’est donc pas compris ici dans un sens large référant à un mouvement culturel général. On pourrait dire pas encore, car avant Choses humaines, trop humaines, l’élargissement du sens du mot « démocratie » ne joue encore qu’un très faible rôle, il n’en joue aucun dans l’œuvre publiée et son importance est minime dans les œuvres posthumes de la première période.
22. Deuxièmement, certains textes sont remarquables, car ils illustrent parfaitement la justesse et la clairvoyance singulières de Nietzsche. Je pense à l’aphorisme 472 de Choses humaines, trop humaines), où il est question des conséquences de la démocratisation sur le rôle de la religion dans l’État et de l’influence qu’a sur l’État l’importance politique déclinante de la religion, d’après le constat qu’on peut faire dans nos démocraties libérales modernes. Je pense aussi à l’aphorisme 292 du Voyageur et son ombre), qui traite de la manière dont la démocratisation érode les pieux souvenirs des histoires privées, comme nous voyons que cela se produit dans l’unification de l’Europe ; ou encore à l’aphorisme 281 du Voyageur et son ombre), où la relation entre démocratisation et monarchie est décrite d’une manière qui rappelle, par exemple, la situation actuelle aux Pays-Bas et en Belgique.
23. Troisièmement, nous ne trouvons pas, ou presque pas, dans la période de Choses humaines, trop humaines, l’évaluation fortement négative de la démocratie qui passe au premier plan dans l’œuvre des dernières années. Il est d’ailleurs rare que Nietzsche soit explicitement positif (peut-être seulement dans l’aphorisme 289 du Voyageur et son ombre), où les « institutions démocratiques » sont désignées comme « des établissement de quarantaine contre la vieille peste des appétits tyranniques »). En règle générale, sa méthode est avant tout diagnostico-descriptive. Je pense cependant que nous pouvons déjà trouver ici, très clairement, un thème central, sinon le thème central de la critique nietzschéenne de la démocratie, telle qu’elle se développera par la suite. Afin d’expliciter mes propos, il me faut d’abord procéder à un examen plus approfondi d’un aspect de cette critique que j’ai déjà évoqué, à savoir la relation entre :
3. Démocratie et utilitarisme
24. Cette relation est plus forte dans l’œuvre des dernières années, mais elle se laisse deviner dès Choses humaines, trop humaines. Dans l’aphorisme 472 de Choses humaines, trop humaines, par exemple, la démocratisation est clairement présentée comme un mouvement, dans lequel le « ce pour quoi » de l’État est successivement traduit en termes d’intérêts jusqu’à ce que l’État finisse par être repris par des « entrepreneurs privés ». Dans le texte sur la « quarantaine de cent ans », la démocratie est qualifiée de « très utile et très ennuyeuse » (WS-289). Comment peut-on comprendre cette relation ?
25. Il faut partir de l’idée d’égalité, fondatrice de la démocratie : si l’égalité de tous prévaut dans une démocratie, alors les processus d’égalisation s’imposent. Une des manières d’égaliser l’inégal est de réduire les idéaux (qualitativement différents) à des intérêts (chiffrables). Si l’on comptabilise les intérêts les plus forts, c’est-à-dire ceux qui apparaissent le plus, ceux-ci deviennent alors les plus importants et ont le plus de poids. Les intérêts qui apparaissent le plus sont, d’une part, les intérêts du plus grand nombre, et, d’autre part, les intérêts de tous.
26. L’intérêt que tous partagent est la survie ; elle a toujours été considérée, depuis l’Antiquité, comme le bien naturel le plus élémentaire, et elle joue depuis l’époque moderne un rôle toujours plus fondamental. Nietzsche représente certainement une réaction à l’égard de cette évidence, qui a permis à l’idée de survie de s’imposer de manière déterminante. Nietzsche pose la question : à quoi bon le moi doit-il être conservé ? Et à ce propos, il refuse avant tout d’accepter l’égalité comme allant de soi, et demande quel moi il faut vraiment conserver.
27. L’utilitarisme identifie, selon Nietzsche, le moi et ses intérêts aux intérêts des utilitaristes anglais. Ce qu’ils recherchaient était en fait : « le comfort et la fashion (et – idéal suprême ! – obtenir un siège au Parlement) » (JGB-228). Cela signifie que le moi a été identifié au moi des hommes qui désirent le calme et le confort, à l’idéal de ceux qui ne peuvent pas supporter l’agitation et le danger du combat et témoignent ainsi de leur propre faiblesse. En ce sens, les utilitaristes anglais sont simplement des descendants tard-venus des chrétiens qui, dès le début, se sont représenté le bonheur comme un calme éternel. Cet idéal est celui du plus grand nombre. Le passage de l’intérêt individuel à l’intérêt général, repérable dans la devise utilitariste : « le plus grand bonheur pour le plus grand nombre », ne constitue donc pas, selon Nietzsche, un grand progrès : l’intérêt individuel a déjà été interprété d’après l’intérêt du plus grand nombre. L’utilitarisme n’est qu’une nouvelle figure de ce que Nietzsche nomme le soulèvement des esclaves dans la morale. C’est, notamment, par le biais du christianisme et de l’utilitarisme que l’intérêt du plus grand nombre s’est imposé comme l’intérêt de tous.
28. Nietzsche suggère à plusieurs reprises que l’utilitariste ne peut comprendre la poésie, tout particulièrement les règles sévères de la rime et (surtout) le rythme dans la poésie :
29. Cette mise en rythme de la parole, qui l’obscurcit plutôt qu’elle n’en favorise la communication, et qui en tout lieu sur la terre, ne s’est pas moins répandue et ne cesse encore de se répandre telle une insulte à toute utilité ! (FW-84)
30. Il arrive même à Nietzsche de défendre l’utilitariste contre cette critique, en renvoyant à une utilité plus élevée, qui se sert précisément de cette forme désintéressée. Dès les débuts de la poésie, l’homme s’est fort bien rendu compte de la grande force du rythme. Puisque nous autres hommes, nous retenons plus facilement un texte rythmé, un poème rythmé pourrait plus aisément atteindre les dieux et les rendre sensibles aux messages, aux implorations des hommes. Le poème rythmé exerce une force magique sur les hommes également : « sans le rythme on n’était rien, par le rythme on devenait presque un dieu » (FW-84). Face à une interprétation bien trop simple de l’utilité (le message dans un poème peut être rendu plus « utile », plus efficace d’une autre manière), Nietzsche présente une autre utilité, qui renvoie de façon très insistante à une autre réalité.
31. Dit avec grandiloquence : à une utilité immanente, il oppose une « utilité » transcendante. Ces mots semblent peut-être grandiloquents, mais je les choisis volontairement, car ils sont à mon sens importants pour le thème de la démocratie. Mais avant d’aborder ce thème, j’aimerais d’abord renvoyer à un autre texte sur l’utilitarisme.
32. Dans une note posthume, Nietzsche examine le rapport entre le christianisme et les idéologies modernes du socialisme et de l’utilitarisme, et il les met en contraste avec une autre idéologie, sa propre conception. Le christianisme réduit la multiplicité des types d’hommes à une seule figure. Tout ce qui s’en éloigne est mauvais.
33. Pour chaque âme il n’existait qu’un seul perfectionnement ; qu’un seul idéal ; qu’une seule voie de rédemption… Forme extrême de l’égalité des droits (…). Somme toute : on croit savoir ce en quoi consiste l’ultime désirabilité eu égard à l’homme idéal… (NF-1887,11[226])
34. Bien que cette croyance ait de nos jours disparu, son noyau, selon Nietzsche, a été conservé. Il résume ce noyau en trois thèses :
- la croyance selon laquelle il est souhaitable qu’un type se réalise ;
- la conviction de savoir quel type cela doit être et
- l’idée que tout éloignement est un retour en arrière, ou en tous cas mauvais.
35. Il résume ainsi sa critique de la forme sécularisée du christianisme : « somme toute, on a transféré l’avènement du “Royaume de Dieu” dans l’avenir, sur la terre, dans l’humain, – » (NF-1887,11[226]). Le socialisme, l’utilitarisme et la démocratie sont assurément des formes sécularisées du christianisme, qui n’ont pas seulement perpétué l’unisson ou l’uniformité de notre pensée sur l’homme, mais qui les ont aussi renforcés par le biais de l’immanence. Dans le paragraphe suivant, je vais essayer de montrer que l’immanence a une signification centrale dans la critique nietzschéenne de la démocratie. Et aussi surprenant que cela puisse paraître, cette signification centrale est, selon moi, peut-être encore plus forte dans Choses humaines, trop humaines que dans l’œuvre des dernières années. Mais je m’en tiens à l’ordre de ma communication et je présente les textes de Choses humaines, trop humaines à partir de ma lecture du dernier Nietzsche.
4. La transcendance après la mort de Dieu
36. « Ce que l’on nomme utile est totalement dépendant de l’intention, du pourquoi ? » (NF-1887,9[71]). L’utilitarisme et la démocratie ont immanentisé ce but. Le christianisme a déjà donné à l’homme une signification centrale, il a éternisé une certaine interprétation de l’être-homme et l’a rendue absolue. Cela a donné à l’homme « une importance insensée[15] ». Mais dans le christianisme, la signification de l’homme a aussi une détermination transcendante. Le but de l’homme était Dieu. Dans les formes sécularisées du christianisme que Nietzsche reconnaît dans l’utilitarisme et la démocratie, cette détermination transcendante est rendue immanente tout en maintenant une interprétation unilatérale de l’homme. Le but de l’homme est maintenant l’homme lui-même, à savoir l’homme dans cette interprétation unique et unilatérale.
37. D’une part, la sécularisation aurait pu être une libération possible de cette uniformité. En supprimant la sanction divine, l’horizon aurait pu être élargi, le flot des interprétations aurait pu réapparaître. C’est pour cette raison que Nietzsche a parfois exposé, et en particulier dans la période de Choses humaines, trop humaines, des vues optimistes sur la démocratie.
38. D’autre part, l’envers de cet optimisme apparaît cependant de plus en plus dans la critique d’une démocratisation qui ne s’accepte plus comme entracte, mais se considère comme l’acte final du jeu, ou – dans les termes de Fukuyama – comme la fin de l’histoire. La sécularisation devient alors une menace de plus, car en se glorifiant lui-même, l’homme fait également disparaître la dimension religieuse[16]. L’interprétation chrétienne de l’homme ne détermine plus que l’homme lui-même et n’est plus relativisée par autre chose. C’est pourquoi, dans Par-delà bien et mal, Nietzsche tient « le mouvement démocratique non seulement pour un stade décadent de l’organisation politique » (c’est un renvoi quasi explicite à Choses humaines, trop humaines, où il désigne la démocratie comme une « forme historique de la décadence de l’État » ; MA-472), « mais pour un stade décadent, où l’homme s’amoindrit, tombe dans la médiocrité et se déprécie » (JGB-203). Pour résumer, la démocratie est pour Nietzsche une des formes dans lesquelles l’homme s’est lui-même déclaré sacré après la mort de Dieu et a éternisé ainsi sa forme actuelle en bloquant d’autres possibilités.
39. Devant une telle critique, il n’y a qu’un remède, des plus problématiques et paradoxaux. Il apparaît clairement que Nietzsche ne plaide pas pour un retour à la religion. Mais il critique également de la manière la plus véhémente la fixation de l’homme sur lui-même. D’un côté, après la mort de Dieu et de tout « au-delà », il n’y a plus que l’immanence de ce monde ; de l’autre, Nietzsche ne cesse de préconiser le dépassement du présent. C’est dans ce contexte qu’il faut comprendre les expressions vagues et approximatives que nous trouvons dans ses textes. À la situation critiquée, il oppose simplement « d’autres possibilités » : aux idéologues de la démocratie, « les niveleurs, ces esprits faussement qualifiés de “libres” ; ce sont des esprits loquaces, des écrivailleurs au service du goût démocratique et de ses idées “modernes” » (JGB-44), il oppose les véritables esprits libres, qu’il ne semble caractériser qu’en les opposant à ceux qu’il critique ; « Nous qui pensons exactement le contraire », « antipodes » à toutes les idéologies modernes. Par la suite, Nietzsche va encore plus loin et les formulations sont encore plus « poussées » : « nous » sommes des hommes, qui « espèrent » « de nouveaux philosophes », lesquels « pourront donner le départ » à une « inversion » des valeurs considérées maintenant comme éternelles. L’idéologie moderne nous a délivrés d’une sanction transcendante, mais elle menace ainsi de nous enfermer dans l’immanence du donné. Nous ne sommes plus les serviteurs d’une puissance supérieure, mais les prisonniers de nous-mêmes. Qui pourrait nous en libérer ? Il faut également replacer dans ce contexte les formulations souvent hyperboliques et détestablement provocatrices que nous trouvons chez Nietzsche. Par exemple, quand il considère que la libération de la démocratie est susceptible d’engendrer, aussi, une nouvelle sorte de tyrans[17], ou lorsqu’il remarque qu’un peuple est un détour que la nature prend pour parvenir à six ou sept grands hommes, « et ensuite pour s’en dispenser » (JGB-126).
40. En effet, c’est cette tendance transcendante qui, à mon avis, est la caractéristique la plus forte et la plus constante dans les propos de Nietzsche sur la démocratie dans Choses humaines, trop humaines. J’aimerais pour finir citer quelques exemples.
41. Dans l’aphorisme 472 de Choses humaines, trop humaines, Nietzsche définit « la mort de l’État » non seulement comme « la conséquence », mais même comme la « mission » du concept démocratique d’État, précisément parce qu’il ne renvoie plus à une détermination et à un ordre divins. Il ajoute que si cette tâche est réalisée, « un nouveau feuillet dans le livre des Fables de l’humanité s’ouvrira peut-être ». À l’époque deChoses humaines, trop humaines, il semble plus positif sur la démocratie que plus tard, car il croit à cette époque que la démocratie, comme phase de transition vers cet autre chose qu’il ne peut pas encore préciser, peut être dépassée : « Alors que personne ne saurait encore nous montrer les graines qu’il s’agira de semer ensuite sur le terrain labouré ». L’inévitable démocratisation de l’Europe suscite également en lui un grand espoir, dans l’aphorisme 275 du Voyageur et son ombre : il l’évoque comme une prodigieuse mesure prophylactique, qui libère les temps modernes du Moyen Âge et permet de poser les fondements d’une nouvelle époque : c’est l’une des mesures qui rendent possible la venue d’un nouvel artiste (« l’artiste suprême en horticulture »). C’est assurément une figure de l’avenir : il ne pourra se consacrer à « sa véritable mission » qu’une fois les préparatifs – parmi lesquels, la démocratisation – achevés. Et cet avenir est encore si reculé, que Nietzsche fait preuve d’une grand indulgence à l’égard de ceux qui, s’affairant aux préparatifs, ne saisissent pas que ces préparatifs conduisent à autre chose : « on n’a pas le droit de juger trop sévèrement les ouvriers du présents s’ils décrètent à grand bruit que le mur et l’espalier sont à eux seuls la fin et le but dernier ».
42. Dans l’aphorisme 293 du Voyageur et son ombre, Nietzsche définit également le but de la démocratie comme l’indépendance maximale. Il parle explicitement « de la démocratie comme de quelque chose à venir », qu’il distingue de « ce qui porte déjà ce nom aujourd’hui ».
43. Si mes explications s’avèrent concluantes, cela signifie non seulement que la philosophie de l’esprit libre dans Choses humaines, trop humaines est en continuité avec le dernier Nietzsche, mais aussi qu’elles fournissent un argument contre la thèse selon laquelle Nietzsche serait positiviste à l’époque de Choses humaines, trop humaines. Nietzsche est aussi, dans Choses humaines, trop humaines, un philosophe du dépassement continuel, et en ce sens un philosophe de la transcendance.